Pour commencer, pouvez-vous nous dire ce qu’on entend par « numérique responsable » ?

C’est une approche globale des enjeux du numérique qui englobe à la fois le concept de Green IT et celui d’IT for Green. Le Green IT vise à réduire l’empreinte sociale, économique et environnementale liée à l’usage des ordinateurs, du stockage, des réseaux, des appareils connectés, des infrastructures et des processus traitant toutes sortes de données électroniques. Avec l’IT for Green, les leviers d’action sont différents puisqu’il s’agit, avant tout, de développer des technologies à-même de contribuer directement à la transition environnementale. Dans le premier cas, on cherche à réduire l’impact négatif de l’IT et dans le second à utiliser l’IT pour faire advenir un monde plus durable.

Le numérique responsable englobe les deux. C’est le chaînon entre la transition numérique et les urgences climatiques et sociales puisque cette démarche consiste à la fois à améliorer l’impact du digital et à utiliser les nouvelles technologies pour réduire l’impact des activités humaines. C’est véritablement une approche holistique et systémique du numérique qui repose sur quatre piliers : people (social), planet (environnement), prosperity (économie) et, de plus en plus, protection, en lien avec les enjeux de cybersécurité.

Comment intervient la notion de sobriété numérique au sein de cette démarche globale qu’est le numérique responsable ?

La sobriété est une partie du numérique responsable et l’une des solutions mises en avant dans le dernier rapport du GIEC pour contribuer à la décarbonation en faisant moins : moins consommer, moins développer, moins de numérique… Cependant, avant de parler de sobriété numérique, je pense qu’il faudrait déjà sortir de notre état actuel d’ébriété numérique. Le digital est omniprésent dans nos vies, avec des services accessibles en permanence et une large couverture territoriale. Mais a-t-on vraiment besoin que ce soit le cas ? Plutôt que la digitalisation à tout prix, je suis plutôt un partisan de la wise tech, soit la technologie la plus appropriée pour répondre à un besoin bien identifié. Et cette technologie peut être low-tech ou high-tech du moment qu’elle est la plus pertinente.

Quels sont les équipements qui consomment le plus aujourd'hui ?

Au niveau mondial, un quart des émissions de gaz à effet de serre du secteur numérique provient des réseaux et des data centers. La moitié de ce qui reste est lié à la fabrication des terminaux connectés et l’autre moitié à l’usage qu’en font les utilisateurs. Parmi les équipements les plus polluants, on trouve les télévisions, les moniteurs, les ordinateurs portables et, à un degré moindre, les smartphones. En d’autres termes tout ce qui est doté d’un écran - et plus ils sont volumineux, plus ils polluent.

Or, la multiplication de ces équipements et leur renouvellement accentuent l’épuisement des ressources. Une étude de l'Ademe et de l'Arcep parue en mars 2023 souligne d’ailleurs que, sans action pour limiter la croissance de l’impact environnemental du numérique, son empreinte carbone pourrait tripler d’ici 2050. C’est une étude utile et nécessaire qui donne un coup de projecteur sur notre état d’ébriété numérique et ses conséquences mais qui doit, selon moi, être remise en perspective. Beaucoup de choses peuvent évoluer d’ici 2030 – et d’autant plus 2050 -, c’est pourquoi ces projections doivent être confrontées à l’augmentation des coûts énergétiques et à la finitude des ressources. Je pense pour ma part que les limites qu’elle pointe seront atteintes bien avant ces dates.

Justement, de quels leviers disposons-nous pour rendre les usages et équipements numériques plus sobres ?

Il n’y a pas de réponse unique ou de solution miracle. Je préfère l’idée d’une trajectoire qui s’appuie sur quatre leviers pour dessiner un avenir meilleur : comprendre, mesurer, décider et agir. La compréhension de ce qu’est le numérique et de ses enjeux est à la base de tout : on doit comprendre que l’impact n’est pas le même entre acheter un ordinateur ou envoyer un email et pour cela, la communication et la sensibilisation sont centrales. Il faut ensuite pouvoir mesurer cet impact et donc disposer d’ordres de grandeur et d’outils comme les étiquettes énergétiques ou les éco-scores afin de guider nos choix au quotidien. Le troisième levier c’est la décision, et plus précisément le courage d’acter la mise en place de mesures concrètes au niveau sociétal, légal et organisationnel afin d’améliorer l’impact du numérique. Arrive enfin le temps de l’action, qui consiste d’abord à éviter et ensuite à réduire pour sortir de notre état d’ébriété numérique.

Et cette trajectoire concerne tout le monde, les citoyens, les entreprises et les États. De manière schématique, on considère que si les citoyens sont les seuls à agir, ils résoudront 20 % du problème, les États 40 % et les entreprises 40 % également. C’est donc la réunion de ces trois volontés en un collectif engagé dans la même direction qui pourra seule changer la donne. Ceci étant dit, il ne faut pas non plus perdre de vue que le principal point d’entrée de la sobriété aujourd'hui est le portefeuille. Ce n’est pas une sobriété choisie mais une sobriété économique face à la hausse du coût de l’énergie et des ressources.

N’est-il pas antinomique de penser que le numérique peut contribuer à la transition écologique alors que de nouveaux développements, autour de l’IA ou de la 6G par exemple, nécessitent beaucoup de puissance ?

Il faut arrêter d’opposer numérique et sobriété. Toutes les pistes méritent d’être creusées en tenant compte de l’apport des solutions numériques et de leur impact, sans tomber dans un schéma simpliste qui consisterait à dire que la seule solution valable c’est la sobriété ou, à l’inverse, l’innovation technologique. Le numérique a toute sa place pour nous aider à répondre à des défis prépondérants dans le domaine de la santé, de l’alimentation ou encore de la préservation des ressources.

Il existe des solutions d’Intelligence Artificielle (IA) capables de trouver de nouvelles formules pour des médicaments, détecter des maladies ou encore modéliser l’état de la planète à partir de grilles de calcul très élaborées. La vraie question à se poser ce n’est donc pas « est-ce qu’il y a une piste plus intéressante qu’une autre à creuser » mais dans quel contexte et pour quels besoins on souhaite déployer ces solutions.

Sans oublier, bien sûr, de prendre en compte le comportement des usagers qui fait aussi partie de l’équation. Quand on y pense, a-t-on vraiment besoin de tout numériser, de stocker autant de photos, d’automatiser nos intérieurs ou d’avoir une box qui reste allumée toute la nuit ? On en revient, une fois de plus, à la wise tech.

Comment le sujet du numérique responsable est-il perçu à l’échelle de l’Union européenne ?

Dans le paysage européen, je dirais que la France est en avance au niveau réglementaire et s’appuie sur le travail des chercheurs et des associations, comme l’Institut du Numérique Responsable, pour monter en compétences sur ce sujet. Le reste de l’Europe regarde davantage du côté de l’IT for Green avec la volonté de quantifier les effets indirects du numérique, ses bénéfices et ses limites, en recourant à une méthodologie et des données chiffrées. On n’est donc pas dans la recherche d’une plus grande sobriété numérique mais plutôt dans un usage raisonné et éclairé afin de répondre positivement aux défis environnementaux, sociaux et économiques.

Dans tous les cas, aborder le numérique sous un seul angle est voué à l’échec. Il faut au contraire le considérer sous toutes ses facettes, avoir conscience qu’une modification à un niveau impacte tous les autres et donc prendre le sujet dans sa globalité en encourageant une pluralité de recherches, d’approches et de solutions qui au bout du compte seront complémentaires.

Pour conclure, quelle est votre vision idéale du numérique ?

C’est un numérique apaisé et inclusif, qui respecte les usagers, qui ne pense pas à leur place et ne les considère pas comme une variable d’intégration. C’est aussi un numérique décentralisé, qui n’est pas au centre de tout mais que l’on utilise à bon escient quand on en a besoin. Enfin, c’est un numérique moins bipolaire, qui n’est pas pris en étau entre les Etats-Unis d’un côté et la Chine de l’autre, pour incarner davantage des valeurs européennes. En bref, un numérique qui intègre pleinement les piliers people, planet, prosperity et protection.

3 questions à Walter Boulain, CFO de LuxTrust

Comment vous saisissez-vous chez LuxTrust du sujet du numérique responsable ?

Le numérique responsable est intégré à notre feuille de route RSE. Nous agissons à différents niveaux avec tout d’abord un effort collectif de sensibilisation afin d’encourager des pratiques plus durables que ce soit au niveau des comportements ou des métiers. Tous les 24 mois, nos développeurs sont par exemple formés au Green IT et apprennent à coder en respectant des critères éco-responsables. Cela nous permet de développer des solutions performantes, moins énergivores et plus respectueuses de l’environnement pour nos clients.

Ce n’est pas non plus un sujet nouveau chez LuxTrust. Dès 2018, nous avions travaillé sur une nouvelle application qui était, à l’origine, axée sur la blockchain. Or, cette technologie n’étant pas propriétaire, nous n’avions pas à ce moment-là de visibilité sur l’impact carbone et énergétique qu’elle pourrait générer dans les années à venir. Nous avons donc décidé de la remplacer par une solution maison dont nous aurions la pleine maîtrise à la fois en termes d’efficacité pour nos clients et de performance environnementale. Ainsi est née la version actuelle d’IDKeep, notre plateforme numérique de collecte de données personnelles et de consentements dans le cadre du RGPD.

Par son activité, LuxTrust est amené à gérer un important volume de données : quel est votre principal poste d’émission de gaz à effet de serre et de consommation énergétique, et comment le réduire ?

Il s’agit des data centers où sont gérées, stockées et traitées toutes les données de nos clients mais aussi des terminaux que nous utilisons. En tant qu’entreprise du secteur de l’ICT, un secteur qui génère deux fois plus d’émissions que celui de l’aviation au niveau mondial, il est de notre responsabilité d’œuvrer pour un numérique plus vertueux. Nous le faisons chez LuxTrust en privilégiant des data centers engagés dans une démarche sérieuse de réduction de leurs émissions et consommations d’énergie.

Notre partenaire EBRC a ainsi déployé toute une stratégie visant à réduire au maximum l’impact de ses data centers à la fois sur l’aspect technologique et fonctionnel (refroidissement de l’infrastructure à partir d’eaux recyclées, électricité d’origine renouvelable, etc.). Le choix de nos partenaires est donc prépondérant pour réduire l’impact de nos propres solutions tout en répondant aux exigences accrues de nos clients dans ce domaine. Nous sommes également investis en interne et menons une démarche pour allonger le temps d’utilisation de nos terminaux au maximum en veillant aux enjeux de sécurité que nous impose notre statut de PSF (professionnel du secteur financier).

Pourquoi le sujet du numérique responsable est-il stratégique pour LuxTrust ?

C’est un sujet stratégique car il conditionne à la fois notre feuille de route RSE et le développement de nos projets. Alors que nos services sont aujourd'hui accessibles 24h/24, nous travaillons sur des technologies qui permettront de rationnaliser et optimiser nos consommations d’énergie. À partir des habitudes de nos clients, nous souhaitons modéliser via l’analyse de données les plages horaires où l’utilisation de nos services est la plus forte et celles où elle est faible, voire nulle, afin de mobiliser nos ressources au bon moment et non en permanence. À l’instar des fournisseurs d’énergie qui tiennent compte des pics et des creux pour piloter les réseaux, le maître-mot sera la flexibilité en vue d’évoluer vers des usages numériques plus sobres tout en sensibilisant nos clients à ces enjeux. L’innovation technologique doit en effet aller de pair avec le bon apprentissage de nos solutions afin qu’ils puissent les utiliser à leur tour de manière plus responsable.

En cela, nous assumons aussi notre rôle d’éclaireur en montrant la direction à prendre dans notre secteur d’activité. Un rôle que nous prenons très au sérieux et qui traduit également la prise en compte de notre responsabilité sociétale. Sur ce volet, nous avons la volonté de structurer davantage notre stratégie RSE. Nous allons par exemple poursuivre nos efforts de réduction de notre empreinte carbone ainsi que notre démarche de sensibilisation aux enjeux du numérique responsable auprès de nos collaborateurs, systématiser le recueil de nos indicateurs extra-financiers, accompagner des associations sur les questions d’inclusion numérique et faire progresser le numérique responsable en intégrant des groupes de travail dédiés. Car, j’en suis convaincu, la réponse à la crise climatique n’est pas technologique uniquement mais repose sur l’alliance entre la technologie et l’usage que nous en faisons.