Le développement et le fonctionnement de ces technologies requièrent en effet de l’énergie, des infrastructures dédiées et des ressources naturelles qui sont loin d’être inépuisables. Alors dans quelle mesure le numérique peut-il être un levier efficace de la transition environnementale, sociale et économique ?

Julien Pillot, docteur en sciences économiques, enseignant-chercheur à l’Inseec Grande École et auteur du rapport Capitalisme numérique et transition écologique : l’impossible (ré)conciliation ? nous répond.

Comment en arrive-t-on à s’intéresser au numérique quand on est docteur en économie ?

Eh bien, c’est un peu une histoire de famille. J’ai eu dès l’âge de 5 ans un ordinateur entre les mains et je démontais, avec mon père ingénieur dans le nucléaire, tout un tas de choses dont des téléphones fixes pour comprendre leur fonctionnement. J’ai bénéficié d’un environnement propice à l’expression de ma curiosité, la recherche par moi-même de solutions à des problèmes, et j’ai toujours eu une « culture geek ». Quand j’ai commencé ma thèse en économie, j’ai voulu avoir un domaine applicatif dans lequel j’étais à l’aise et c’est ainsi que ma passion pour la technologie et le numérique se sont conjuguées avec mon background d’économiste, jusqu’à devenir un domaine de spécialisation.

Le numérique est en effet un sujet transverse qui irrigue la société dans son ensemble, tant au niveau des politiques publiques que des enjeux d’optimisation, de productivité, de souveraineté et de géostratégie. Au sein de ce périmètre très large, je m’intéresse en particulier à deux domaines :

  • la micro-économie : j’analyse les stratégies de valorisation et de monétisation que déploient les entreprises dans le secteur de la tech au sens large, en privilégiant une approche qui relie théorie et empirisme ;
  • la macro-économie : j’interroge l’impact économique, social et environnemental des innovations technologiques et réglementaires qui encadrent l’innovation, notamment dans le domaine du numérique ou de la tech, en me positionnant sur une démarche davantage prospective d’IT for Green.

Vous venez de mentionner l’IT for Green, de quoi s’agit-il exactement ?

Pour comprendre ce qu’est l’IT for Green, il faut d’abord s’intéresser à la démarche de Green IT ou « informatique éco-responsable ». Celle-ci vise à minimiser les externalités négatives des équipements informatiques et solutions numériques en cherchant, par exemple, à allonger leur durée de vie, optimiser leur usage et la consommation d’énergie nécessaire à leur fonctionnement.

L’IT for Green, que j’aime aussi qualifier d’IT for Good, va plus loin. C’est une démarche globale dans laquelle les solutions technologiques contribuent directement à réduire l’empreinte économique, sociale et environnementale d’une activité. Elle induit ainsi, pour les entreprises, une évaluation de leur performance à l’aune des trois piliers de la soutenabilité : performance économique, sociale et environnementale.

Vous êtes donc en phase avec le GIEC quand il mentionne que « les technologies numériques ont un potentiel important pour contribuer à la décarbonation ? »

Tout à fait. Je pense qu’il ne peut y avoir de transition environnementale, sociale et économique sans solutions numériques et avancées technologiques majeures, et ce, dans tous les domaines. La transition vers des énergies renouvelables ne saurait par exemple advenir sans de nouvelles technologies autour des matériaux ou de la production d’énergie. Idem pour tout ce qui concerne la gestion de flux humains, matériels et informationnels, dont les volumes et le degré de complexité sont tels que le numérique devient incontournable. C’est pourquoi nous devons miser sur de telles avancées tout en ayant une vision d’ensemble des enjeux afférents.

Néanmoins, la réponse à ce défi global ne peut être uniquement technologique au risque de s’enfermer dans une trajectoire de transformation à plusieurs inconnues. La performance réelle de ces technologies, notre capacité à les financer puis à les déployer à grande échelle ainsi que leur adoption par les utilisateurs sont en effet difficilement prévisibles. Pour que la transition environnementale ne finisse pas par être subie, toutes les parties prenantes doivent être mobilisées : les entreprises qui développent ces technologies, les utilisateurs qui s’en saisissent et la puissance publique à travers des mesures incitatives et réglementaires.

Et puis, si on est plus utopiste, on peut aussi espérer qu’une innovation disruptive vienne rebattre les cartes. Dans le domaine de l’énergie par exemple, la maîtrise de la fusion nucléaire pourrait contribuer à réduire drastiquement les émissions de gaz à effet de serre (GES). Le problème c’est que de telles avancées sont rares, incertaines et nécessitent un temps de recherche qui n’est pas compatible avec celui de l’urgence climatique.

Le numérique a lui aussi un impact environnemental : peut-il être un levier efficace pour résoudre un problème qu’il alimente en partie ?

Si, comme bon nombre d’études, on part du principe que la numérisation accélérée de la société alliée à une massification des usages ont un impact environnemental croissant, il faut intégrer dans le calcul la contribution du numérique à la transition environnementale. Or, ce n’est pas un exercice aisé. Prenons l’exemple du télétravail, rendu possible par la généralisation de la visioconférence, d’espaces de travail dématérialisés ou encore de serveurs VPN. Ces outils sont énergivores mais ils réduisent, dans le même temps, les déplacements des utilisateurs et les émissions occasionnées par différents modes de transport.

Pour quelle part ? Difficile à dire sachant qu’il faut également composer avec les effets rebonds, c'est-à-dire les conséquences inattendues liées à une modification de comportement elle-même induite par une nouvelle technologie. Si l’on poursuit avec l’exemple du télétravail, on ne peut pas prévoir si les personnes qui en bénéficient vont en profiter pour effectuer des trajets qui n’auraient pas été réalisés dans le cadre d’un travail réalisé en présentiel, notamment pour faire des courses ou se rendre à un rendez-vous médical en voiture. De même, la décentralisation que sous-tend le télétravail fait perdre les avantages de la centralisation, notamment en matière d’éclairage ou de chauffage. Les effets rebonds sont par nature complexes, multiples et imprévisibles, d’où la difficulté de rendre compte en toute objectivité du véritable impact environnemental, social et économique du numérique.

Et puis, il y a une autre limite des études portant sur l’impact du numérique qui est d’ordre méthodologique. Bien souvent, celles-ci ne s’intéressent qu’aux émissions de gaz à effet de serre et en particulier au CO2, ce qui revient à laisser de côté les autres rejets atmosphériques, l’extraction des ressources abiotiques, la pollution liée à la fabrication d’un produit, etc. Des méthodologies plus globales existent pourtant, à l’instar du concept économique MIPS qui est utilisé pour mesurer l’éco-efficacité d’un bien ou d’un service, en s’intéressant non pas uniquement à ce qui est émis, mais aussi à ce qui est extrait, le plus souvent de façon définitive, pour pouvoir produire nos biens et nos services… ou l’énergie nécessaire à leur production. Du fait de sa plus grande complexité, elle a cependant été écartée au profit de l’analyse de CO2, plus aisée à mettre en œuvre. C’est pour moi un choix politique avant tout - celui de la facilité - et non méthodologique.

Quant aux autres paramètres, on peut espérer que les avancées technologiques nous aideront à trouver de nouvelles solutions pour limiter les rejets, optimiser les consommations d’énergie et améliorer la recyclabilité des matériaux. On retrouve ainsi notre démarche d’IT for Green.

Dans ce contexte, comment mettre concrètement le numérique au service du progrès économique, social et environnemental ?

D’après moi, cela passe d’abord par l’identification d’applications pour lesquelles le numérique peut avoir un impact positif sur le volet environnement, social et économique. Même si, comme nous venons de le voir, cet impact est difficilement mesurable, cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas essayer de le faire via des travaux pluridisciplinaires et des choix méthodologiques assumés.

Il faut ensuite se poser la question de l’échelle. Le déploiement de solutions technologiques doit en effet être pensé à différents niveaux en fonction des problématiques qu’elles adressent : sont-elles d’ordre local ou national ? Tout dépend en fait des objectifs que l’on se fixe et de la réalité économique qui sous-tend leur développement. Certaines solutions ne peuvent en effet être amorties qu’avec un passage à l’échelle important et, en amont, des incitations et des perspectives de marché suffisantes pour encourager l’investissement.

Enfin, il convient de ne pas décorréler la solution technologique de l’usage qui en est fait. Je m’explique : si on prend l’exemple d’un service de streaming, l’impact d’un contenu digital est en soi inférieur à celui d’un DVD ou d’un Blu-Ray qui ont nécessité, pour leur fabrication, le recours à des ressources matérielles et chimiques. En revanche, la surconsommation de contenus digitaux, plus accessibles et moins coûteux que l’achat d’un DVD, anéantit les gains environnementaux initiaux liés à leur dématérialisation. Or, cette surconsommation est recherchée par les entreprises qui développent de tels services numériques. Selon les critères de performance et de compétitivité encore couramment admis, elles n’ont pas forcément intérêt intégrer dans leur business model la question de l’impact de leurs solutions et donc une démarche d’IT for Green. C’est là que les décideurs publics ont un rôle à jouer au niveau réglementaire pour que les développements technologiques tiennent compte davantage des usages, soient au service de la transition environnementale et non à l’origine d’une accélération du problème.

Justement, où en est la réflexion autour de l’impact environnemental du numérique au niveau réglementaire ?

La France et l’Union Européenne sont en avance avec la mise en place d’un arsenal législatif qui va très loin dans l’encadrement du numérique. La loi relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire insiste sur la réparabilité des équipements et sensibilise à l’obsolescence programmée tandis que la loi REEN vise à réduire l’empreinte carbone du numérique. Elle s’adresse à tous les acteurs de la chaîne de valeur du secteur (professionnels, acteurs publics et consommateurs) et favorise le déploiement de réseaux moins énergivores tout en encadrant l’activité des fournisseurs de services numériques les plus émetteurs de GES. Sans oublier la directive européenne RoHS (Restriction of Hazardous Substances) limitant l’utilisation de plusieurs substances dangereuses dans les équipements électriques et électroniques et celle sur les batteries, qui définit de nouveaux standards de fabrication et de recyclage.

Quant à l’application de ces textes, elle sous-tend la mise en place d’organes chargés de contrôler les agissements des entreprises et, si nécessaire, de prononcer des sanctions pour les rendre véritablement effectifs. Ceci ne va pas, bien sûr, sans la poursuite d’un travail de pédagogie et de sensibilisation autour de la compréhension de l’impact des usages numériques. Ni sans incitations financières pour soutenir l’investissement dans les industries du futur, le numérique responsable, le Green IT ou encore l’IT for Green. Ce n’est pas encore le cas. L’adjonction d’un arsenal fiscal à cet arsenal réglementaire reste donc à faire pour que le numérique soit bel et bien un levier efficace de la transition environnementale, économique et sociale.

3 questions à Stéphane Ries, COO de LuxTrust 

Pensez-vous que le numérique ait un rôle à jouer dans la transition environnementale ?

Je suis d’accord avec Julien Pillot quand il dit que le numérique, et plus largement les technologies, vont nous aider à mettre en place des solutions plus vertueuses dans des secteurs qui ont un fort impact sur l’environnement. En revanche, la technologie ne résoudra pas tous les problèmes. Elle doit être couplée à des actions d’incitation, d’accompagnement et de pédagogie à l’échelle des utilisateurs et des entreprises.

Chez LuxTrust, nos collaborateurs sont sensibilisés à ces enjeux à travers un programme de formation qui a démarré en 2022 sur des sujets comme le Green IT, l’IT for Green ou encore les leviers d’action face au réchauffement climatique. Nous avons aussi recruté en 2023 une responsable RSE chargée d’animer ce volet et accompagnons nos clients sur ces problématiques à travers le déploiement de nos solutions.

La démarche d’IT for Green est donc présente chez LuxTrust ?

Oui. C’est une conséquence de la mise en œuvre de nos solutions. Le recours à l’identité numérique et la dématérialisation de certains procédés permettent par exemple de réduire l’utilisation de matières premières comme le papier dans de nombreux secteurs et, par extension, de limiter la pollution liée à sa production. Celle-ci a en effet de nombreux impacts sur l’environnement car elle nécessite beaucoup d’énergie, entraîne des coupes d’arbres qui sont autant de puits de carbone en moins tout en contribuant à la pollution de l’air et de l’eau. Pouvoir s’affranchir dans une certaine mesure du papier pour les contrats, les factures, les recommandés ou l’archivage des documents n’est donc pas si anodin.

Un autre volet auquel nous sommes particulièrement attentifs chez LuxTrust est celui de l’impact des data centers, indispensables à notre activité. Notre partenaire EBRC les exploite en cherchant en permanence à minimiser leur impact environnemental via le recours à des outils et technologies comme des capteurs connectés. Grâce à ces derniers, EBRC est capable de piloter la consommation d’énergie des machines, l’éclairage et le circuit de refroidissement afin d’optimiser leur performance énergétique.

L’amélioration technique et la préservation des ressources vont aussi de pair avec le déploiement d’outils d’analyse des flux thermiques. Le Code de conduite proposé par l’Union Européenne pour une meilleure efficacité énergétique dans les data centers préconise ainsi que les nouvelles technologies de serveurs puissent être compatibles avec des températures supérieures à 30°C. Car plus la température de l’environnement dans lequel fonctionnent ces machines est élevée, moins il est nécessaire de fournir de l’énergie pour les refroidir.

LuxTrust est aussi amené à travailler sur la sécurisation de l’Internet des objets (IoT), est-ce un autre levier de décarbonation ?

En effet. L’IoT peut par exemple contribuer à réduire les consommations d’énergie et à mieux contrôler la qualité de l’air et de l’eau en s’appuyant sur un réseau d’objets et de terminaux connectés, équipés de capteurs, qui communiquent entre eux et avec d’autres systèmes. Dans ce domaine très spécifique, LuxTrust se positionne sur l’authentification, le chiffrement et l’intégrité des données nécessaires à la sécurisation des connexions et de la communication entre les dispositifs. Si nos solutions permettent aujourd'hui de prouver que les maintenances ont bien été effectuées, elles pourront demain être intégrées à des projets dont la finalité première sera la décarbonation.

En parallèle, LuxTrust participe également à l’élaboration de standards de sécurisation des protocoles et des objets connectés au sein du groupe de travail dédié à l’IoT de la FIDO Alliance. Nous sommes en effet membre de cette association dont la mission est d’encourager le développement, l’utilisation et le respect de normes d’authentification ouvertes, plus sûres et plus simples à mettre en œuvre que les mots de passe. Sur le volet de l’IoT, LuxTrust a notamment contribué à l’élaboration du protocole FIDO Device Onboard, une nouvelle norme permettant de déployer en toute sécurité et à grande échelle des dispositifs IoT sur de nombreuses plateformes.

Vous souhaitez en savoir plus ? Lisez notre interview avec Vincent Courboulay, enseignant-chercheur à La Rochelle Université et directeur scientifique de l’Institut du Numérique Responsable, sur le sujet du numérique responsable. Cliquez ici pour accéder à l’article.